Procès-spectacle d’Orléans : « Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ? » 4/7

La question peut prêter à sourire mais elle est en fait très sérieuse. Surtout quand on sait qu’aujourd’hui encore dans certains pays les femmes sont emprisonnées ou tuées pour avoir osé défié le pouvoir en place avec leur plume. D’où l’intérêt de cette mise en scène sous forme de procès-spectacle le 9 octobre 2021, en clôture des Voix d’Orléans au tribunal de grande instance de la cité johannique. Compte-rendu d’audience avec deux témoins, Marie-Rose Abomo-Maurin pour la défense et Lucie Nézard pour l’accusation.

par Claire Boutin

Marie-Rose Abamo-Maurin
L’écrivaine Marie-Rose Abomo-Maurin témoigne en faveur des écrivaines accusées au procès-spectacle d’Orléans, le 9 octobre 2021. Photo Sophie Deschamps

C’est une Orléanaise qui vient à présent à la barre pour défendre les accusées. Il s’agit de Marie-Rose Abomo-Maurin, membre du Parlement des écrivaines francophones.

« Non seulement, je suis parente avec les accusées mais je suis aussi leur complice.

« Ces blancs sont venus détruire nos principes et nos pratiques. C’est ainsi que commençait l’homme quand il avait lancé les hostilités contre la femme : « Femme, n’as-tu pas encore dit à ta fille, ainsi que je te l’ai demandé à plusieurs reprises, que cette illusion qui l’habite de vouloir faire comme les garçons n’est pas acceptable chez nous ? Nous savons où est la place de la femme. Une femme qui se respecte ne parle pas devant les hommes. Ta fille n’a toujours pas compris qu’elle ne sort de la maison que pour aller chercher du bois et de l’eau. » La femme baissait la tête, de peur que son visage ne soit recouvert d’escarbilles et d’éclats de salive que projetait son homme chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Du crachat de fièvre et du mépris de la femme : « La prochaine fois que je reprends TA fille en train de vouloir faire l’homme, je la marie aussitôt.

« Les urines d’une femme ne peuvent pas passer par-dessus le tronc d’un arbre »

Ces hommes sont venus détruire nos principes et nos pratiques. Ta fille aurait pu être mariée depuis longtemps. Elle a déjà dix ans, qu’est-ce-qu’on attend ? Elle doit comprendre, comme on dit chez nous, ceci : les urines d’une femme ne peuvent pas passer par-dessus le tronc d’un arbre, dit le bananier. Les garçons doivent aller à l’école. Ils sont appelés à être chef de famille, à entretenir les femmes et leur garantir le nécessaire. C’est une façon de parler. Ils seraient les meilleurs interlocuteurs devant nos administrateurs : « Femme, pour la dernière fois, dis à ta fille de ne pas penser comme les Blancs. Nous ne sommes pas des Blancs. Nos traditions ne font pas peur aux femmes. Ne leur accorde pas ce qui peut les amener à écarter les jambes en public. Femme, maintiens ta fille à la cuisine, c’est sa place. Et il terminait ainsi son blâme mâle : « J’ai parlé et on n’en parlera plus jamais. »

Combien de fois ai-je entendu ce discours que ressassaient les vieilles femmes à qui finalement cette diatribe était destinée, leurs mères n’ayant pas connu l’école ? (…) Ces femmes illettrées venaient régulièrement à la mission. Elles avaient compris que la femme pouvait vivre autrement et qu’elle n’était pas obligée de faire en sorte que ses urines passent par-dessus un tronc d’arbre. Elles pouvaient vivre, simplement.

Alors, elles adoptèrent les nouvelles religions européennes. Les unes devinrent protestantes, les autres catholiques, et d’autres advantistes, du septième jour et les dernières, baptistes. Et pour la plupart, le dimanche devint un jour de fête et de joie. Oui, la religion leur octroyait la protection de Dieu, la protection des missionnaires et de l’administration coloniale. Leurs filles et petites-filles iraient à l’école, paroles de femme.

« Ma fille, tu iras le plus loin possible »

Ainsi s’éveillait notre conscience. Celle de l’émancipation et d’une liberté longtemps freinée par les pères de la tradition. Les témoignages recueillis, dont je vous rends compte ici surprirent les hommes qui, pour la plupart, avaient peur de la prison et des condamnations. La loi et les préceptes avaient changé. La conversion des pratiques inscrit la fille à l’école. Sa mère fut frustrée de n’avoir pas pu y accéder. Aussi dit-elle à sa fille : « Ma fille, tu iras le plus loin possible, tu feras de grandes choses, tu vas perpétuer la femme. Tu es ce rejeton qui pousse au pied du bananier et qui se nourrit de sa sève. Tes urines n’ont pas besoin d’aller au-delà d’un tronc de bananier. Elles peuvent tomber entre tes jambes. Jambes que tu vas, par contre, fixer solidement dans le sol. Tandis que le reste de toi, de ta personne va se projeter dans l’espace, dans le monde.

Tu devras écrire l’histoire des femmes d’Afrique Noire. Et même s’il faut le faire avec des lettres de sang, tu le feras. Et puis, elle cracha rageusement par terre et d’un geste rageur du pied droit dissimula la salive. Puis elle dit , pour clore le discours : « L’homme verra que ses urines par-dessus le tronc du bananier ne vont pas si loin que cela. » , paroles de femme.

Et les femmes mirent les filles à l’école. Et les filles se mirent à écrire. Et je me mis à écrire. Plus elles étaient nombreuses, plus elles dénouaient ensemble le noeud que l’arbre tutélaire, ancestral protégeait. On en voit les résultats maintenant. Leurs urines ne traversent toujours pas le tronc d’un bananier. Par contre, leurs oeuvres se distribuent au-delà des mers et des océans, déstabilisant l’édifice autrefois imprenable de la phallocratie. La mère à la maison, walou.

Lucie Nézard : « Les femmes qui écrivent nuisent à la famille« 

Lucie Nizar, agrégée de lettres modernes, témoin de l’accusation au procès-spectacle d’Orléans du 9 octobre 2021. Photo Sophie Deschamps

C’est à présent à Lucie Nizard, agrégée de lettres modernes, de se diriger vers la barre en qualité de témoin de l’accusation.

« Je viens témoigner de ce que d’aucunes ont ridiculement choisi d’appeler Le matrimoine littéraire. Il n’y avait, et à raison, pas de mot pour désigner le patrimoine au féminin. Alors, pourquoi cette pudeur du dictionnaire ? Eh bien, parce que le dictionnaire a été écrit par des hommes et que le matrimoine nuit, mesdames et messieurs, au patriarcat, forme d’organisation sociale et juridique fondée sur la détention de l’autorité par les hommes.

Que les bavardes bavardent, que les jeunes filles babillent, que les poupées poupexent, oui mais que les écrivaines écrivent, ça non. Les femmes qui écrivent nuisent à la famille. Colette a intitulé l’un de ses romans La Vagabonde. Les écrivaines sont bien souvent des vagabondes du patriarcat. Célibataires, lesbiennes, polyamoureuses, sorcières, excentriques, qui ne font pas bon ménage avec l’autorité masculine. Peut-on écrire un chef-d’oeuvre en changeant des couches ? Le vieil adage latin le dit bien : aut libéri, aut libri, des enfants ou bien des livres. L’alternative est exclusive et pour la perpétuation de l’espèce, je choisis les enfants contre les livres.

Un homme de lettres est un homme public. Une femme de lettres est une femme publique. L’écriture féminine, souvent écriture de l’intime, puisque les femmes s’épanouissent dans l’univers douillet du foyer, revient à une impudique exhibition de soi qui va à l’encontre des lois de décence et de discrétion du beau sexe. La femme qui écrit est toujours une putain. Que l’on songe à Nelly Arcan, suicidée à 36 ans, après avoir déshabillé son coeur et son corps dans son autofiction Putain.

« Les femmes qui écrivent créent des mondes »

Les femmes qui écrivent sapent les fondements du patriarcat, système où le masculin incarne à la fois le supérieur et l’universel, puisqu’elles démontrent que les hommes ne sont pas intellectuellement supérieurs aux femmes. Les précieuses revendiquaient déjà la virilisisation otoresse. La femme qui écrit détient la autoritasse, l’autorité. Pire, les femmes qui écrivent créent une chambre à elles. Un espace mental qui échappe au patriarcat et où elles peuvent vivre en dehors des règles masculines. Les femmes qui écrivent créent des mondes. La Génèse était jusqu’ici réservée à Dieu le père, et créée à son image.

Les femmes qui écrivent inventent une langue nouvelle qui bouleverse le paradigme masculiniste et sape le patriarcat dans sa source même, le langage qui présuppose et justifie les oppressions comme des données objectives.

Enfin, je voudrais vous parler d’une chose terrible, affligeante, sinistre, de plus en plus fréquente et contagieuse comme un virus. Les femmes qui écrivent sont parfois lues par d’autres femmes. La menace est grande et vous pouvez trembler. Si les femmes qui écrivent et si les femmes qui lisent venaient à s’unir contre le patriarcat, passant du « je » au « nous ». Si autrices et lectrices prenaient conscience de leur sororité et vociféraient comme Les Guérrillères de Monique Wittig, que je cite. Elles disent :  » Je refuse désormais de parler ce langage. Je refuse de marmotter après eux les mots de manque : manque de pénis, manque d’argent, manque de style, manque de nom. Je refuse de prononcer les mots de possession et de non possession. Elles disent : « Si je m’approprie le monde, que ce soit pour m’en déposséder aussitôt, que ce soit pour créer des rapports nouveaux entre moi et le monde. » fin de citation.

Attention, mesdames et messieurs les juré.es, elles l’avouent elles-mêmes : si nous n’arrachons pas la plume aux écrivaines, elles risquent de faire s’écrouler notre monde, merci.

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