Procès-spectacle d’Orléans : « Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ? » 3/7

La question peut prêter à sourire mais elle est en fait très sérieuse. Surtout quand on sait qu’aujourd’hui encore dans certains pays les femmes sont emprisonnées ou tuées pour avoir osé défié le pouvoir en place avec leur plume. D’où l’intérêt de cette mise en scène sous forme de procès-spectacle le 9 octobre 2021 en clôture des Voix d’Orléans au tribunal de grande instance de la cité johannique. Compte-rendu d’audience avec Cécile Oumhani en témoin de la défense et Alexandra Schwartzbrod en témoin de l’accusation.

par Claire Boutin

Cécile Oumhani a témoigné pour la défense des accusées au procès-spectacle d’Orléans le 9 octobre 2021. Photo Sophie Deschamps

Huit témoins, toutes représentées par des femmes se sont ensuite succédées à la barre quatre à charge et quatre autres à décharge.

La première à avoir témoigné, pour la défense est la poétesse et romancière Cécile Oumhani, membre du Parlement des écrivaines francophones :

« Qui ne se souvient pas de Shaïma al-Sabbagh, poète égyptienne de 32 ans abattue par la police au Caïre le 24 janvier 2015. Elle vivait à Alexandrie, étudiait le folklore et écrivait de la poésie. Cette jeune femme, issue d’une famille conservatrice allait cheveux au vent, d’un café à un autre se réunir avec d’autres poètes pour parler poésie et rêver d’un monde meilleur.

Ce jour-là Shaïma al-Sabbagh a pris le train pour aller au Caïre rendre hommage aux 800 morts de la Révolution de 2011. Elle avait dit au-revoir à son fils de cinq ans. Elle portait des fleurs qu’elle se préparait à déposer sur la place Tahrir. Celle qui portait des fleurs et rêvait d’étoiles dans ses mains ne verra plus l’aube se lever depuis qu’un fusil l’a fait taire.

Asli Erdogan

Qui d’entre nous n’a pas entendu parle de l’écrivaine Asli Erdogan? Je la connais depuis que son oeuvre a été traduite en France en 2003. Je connais sa passion à défendre les droits humains, sa révolte face aux souffrances infligées à autrui, son courage à les dénoncer. Depuis 17ans, j’échange avec cette femme douce et souriante. Rien ne lui échappe des noirceurs du monde, elle qui parle aussi avec ravissement de voyages, de danse classique et de littérature.

L’acuité de son regard, chronique après chronique dans le journal pro-kurde d’Ozgür Günden l’a conduite en prison à Istanbul en 2016. Le régime avait décidé de rendre ses mots inaudibles, faute de pouvoir les effacer. Menacée d’une peine à perpétuité puis acquittée en février 2020, la décision du tribunal a été ensuite annulée en juin 2020. Aujourd’hui, elle observe depuis son exil son procès pour propagande qui recommence ce mois-ci (octobre 2021) à Instanbul. Ses avocats pensent qu’elle sera condamnée à une peine de prison qui peut aller jusqu’à plusieurs années.

Voici ce que m’écrivait Asli Erdogan une nuit d’hiver où elle était déjà dévorée par l’inquiétude : « Pourquoi un régime tout-puissant prendrait-il tellement au sérieux une écrivaine solitaire avec un lectorat limité ? Une femme qui ne pèse plus que 45 kg. Il est impossible que ce soit moi qui leur fasse peur. J’espère que c’est de la vérité dont ils ont tellement peur. Aurait-elle du se taire, oblitérer l’horreur dans sa chronique sur le massacre de civils kurdes dans la ville de Cizre en 2016 ?

En septembre 2021, son passeport expirait et elle a du aller au consulat de Turquie demander son renouvellement. « J’ai cru que mon coeur lâchait quand je suis entrée », m’a-t-elle dit, il y a quelques jours. Peur qu’on l’arrête sur place. Exilée et poursuivie pour avoir écrit, elle voit l’ombre envahir peu à peu toute lumière autour d’elle. Écrire, faut-il le payer de cette mort lente qu’inflige l’exil avec l’angoisse qui ronge à chaque heure de la nuit ?

Nadia Anjuman

N’oublions jamais Nadia Anjuman, poète afghane de 25 ans battue à mort par son mari le 4 novembre 2005. Nadia avait traversé courageusement l’époque des talibans en fréquentant assidument le cours de couture de l’Ecu d’or à Hérat. Des femmes s’y réunissaient trois fois par semaine dans le cercle littéraire qui s’y cachait pour lire et pour penser, au péril de leur vie. Nadia a survécu aux talibans. Elle est allée étudier à l’université. Elle a publié Fleurs rouge sombre, son premier livre de poèmes. Mais écrire de la poésie, écrire sur les femmes était intolérable pour son mari et sa belle-famille. Taxée d’indécence, accusée d’attirer la honte sur sa famille, l’étoile s’est arrêtée, pulvérisée en plein ciel. Les juges de son pays ont libéré son mari au bout d’un mois d’emprisonnement comme s’ils avaient décidé de mettre à mort Nadia une seconde fois.

L’immensité d’espaces intérieurs indomptés et leur ivresse étaient aussi pour ces juges un sacrilège. Il fallait les effacer de la surface du monde. Mais les mots de Nadia Anjuman vivront. Aucun tyran ne les éteindra, écoutons-les. »

Traduction de Leili Anvar, NDA)

Voici la nuit : la poésie illumine mes instants
Voici l’exaltation qui peigne mes cordes vocales
Quel est ce feu, merveille étrange, qui m’abreuve ?
Voici que le parfum de l’âme embaume le corps de mes rêves
Je ne sais de quelle montagne, de quel sommet d’espoir
Voici que souffle une brise nouvelle sur la saison de ma fin
Du halo de lumière me vient une transparence, luminescence
Voici que n’ont plus d’autre désir mes larmes et mes soupirs
Les étincelles de mes plaintes font une poussière d’étoiles
Voici que la colombe de mes prières fait son nid dans l’empyrée
Mes larmes incontrôlées sur les lignes de mon livre
Voici qu’elles tombent, goutte à goutte, vois-tu ô mon Dieu
De mes paroles dans un cahier, de mes mots tumultueux
Voici que gronde une tourmente, fruit de mon silence obstiné
Aube, chère aube, ne déchire pas la soie imaginaire
Voici que je suis plus heureuse la nuit, quand poésie illumine mes instants

Témoignage à charge d’Alexandra Schwartzbrod

Témoignage à charge d’Alexandra Schwartzbrod, au procès-spetacle d’Orléans le 9 octobre 2021. Photo Sophie Deschamps

Alexandra Schwartzbrod, directrice adjointe de la rédaction de Libération est aussi membre du Parlement des écrivaines francophones. (Rappelons qu’il s’agit d’un spectacle et qu’elle ne pense pas les propos qu’elle a prononcé)

« J’ai longtemps hésité avant d’accepter de témoigner contre ces femmes. Non pas que je manque d’arguments, loin de là. Je n’aurais pas assez de ces trois minutes pour vous prouver à quel point les écrivaines représentent un danger pour nos sociétés. Non, c’est plutôt par peur que cette intervention et toutes les autres ne leur donnent trop d’importance. Regardez-les, la tête haute et le regard fier. Elles sont au centre du jeu et elles le savent. Et c’est cela le plus dangereux car il n’y a rien de plus déterminé qu’une femme qui se sent dans son bon droit. Rien de plus inarrêtable qu’une femme qui croit mener le bon combat. Et je ne voulais pas participer à cette mise en avant mais ma colère a été la plus forte et ma détermination entière. Après tout, ne suis-je pas une femme moi-même, donc inarrêtable ?

Pourquoi faut-il se méfier des écrivaines ? Parce qu’elles ont été empêchées pendant si longtemps qu’elles ne savent plus se fixer de limites, elles débordent, de tous les côtés. Regardez celles-ci, écoutez Virginie Despentes, « allez hop on se lève et on se casse ! « La différence, disait-elle, ne se situe pas entre les hommes et les femmes mais entre dominés et dominants. Entre ceux qui entendent confisquer la narration et imposer leurs décisions et ceux qui osent se lever et se casser en gueulant. C’est la seule réponse à vos politiques quand ça ne va pas, quand ça va trop loin, on se lève, on se casse et on gueule, fin de citation.

Vous comprenez maintenant pourquoi ces écrivaines sont un danger ? Des Virginie Despentes, il y en a plein, partout, dans tous les pays qui sont en train de se lever et de gueuler. Et même quand elles sont empêchées, elles donnent de la voix. Regardez ces Aghanes qui ont tenté de défier les talibans et qui feront sans doute encore de nouvelles manifestations. Regardez Asli Erdogan, même en prison elle faisait parler d’elle malgré ses 45 kg.

« Ces femmes écrivaines qui apportent le désordre »

Et avant elle Alexandra David-Néel qui a montré qu’une femme pouvait parcourir le monde, être la première femme occidentale à atteindre la capitale du Tibet. Simone de Beauvoir, que les femmes avaient la capacité à exister par elles-mêmes, à s’unir et à faire bouger la société. Toni Morrison, qu’une femme noire pouvait être récompensée du Nobel de littérature, en mettant des mots sur l’esclavage et notamment la condition des femmes esclaves. Vandana Shiva et Arundhati Roy, que des Indiennes pouvaient se rebeller contre la toute-puissance des hommes et la misère. Leïla Slimani, qu’une femme pouvait obtenir le prix Goncourt sans faire partie du sérail.

Toutes ces écrivaines et je pourrais vous en citer des dizaines, des centaines, des milliers, des dizaines et des centaines de milliers, dont les noms ne sont pas parvenus jusqu’à nous, vous savez ce qu’elles ont réussi à faire ? Le désordre. Oui j’accuse ces femmes et toutes les femmes écrivaines de donner un coup de pied brutal dans l’ordre établi par les hommes et qui permet de contrôler les dérives du monde. Vous ne pensez pas que la planète est suffisamment menacée comme cela par le chaos ? Faut-il en plus y ajouter ces récriminations, ces exigences, ces injustices du passé exhumées ?

Je vous le dis, si nous commençons à ouvrir la boîte de Pandore et à laisser les femmes écrire, le monde va devenir incontrôlable. Regardez et écoutez Viktor Lazlo, elle n’hésite pas à nous menacer de son stylo, son arme comme elle le qualifie elle-même. Écoutez et lisez Mona Chollet, elle a voulu détourner le mot pour le railler mais je crois plutôt que son inconscient a parlé, sorcière. Ces écrivaines sont de véritables sorcières et à ce titre elles doivent être condamnées.

Lire aussi : « Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ? »4/7

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