Procès-spectacle d’Orléans : « Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ? » 5/7

La question peut prêter à sourire mais elle est en fait très sérieuse. Surtout quand on sait qu’aujourd’hui encore dans certains pays les femmes sont emprisonnées ou tuées pour avoir osé défié le pouvoir en place avec leur plume. D’où l’intérêt de cette mise en scène sous forme de procès-spectacle le 9 octobre 2021, en clôture des Voix d’Orléans au tribunal de grande instance de la cité johannique. Compte-rendu d’audience avec deux témoins de la défense, Lise Gauvin et Sophie Bessis.

par Claire Boutin

L'écrivaine Lise Gauvin, témoin de la défense au procès-spectacle d'Orléans le 9 octobre 2021.
L’écrivaine Lise Gauvin, témoin de la défense au procès-spectacle d’Orléans, le 9 octobre 2021. Photo Sophie Deschamps

Nous retrouvons le ballet de nos témoins à charge et à décharge du procès-spectacle d’Orléans « Les femmes qui lisent sont-elles dangereuses ? ». C’est au tour de l’autrice québécoise Lise Gauvin, membre du Parlement des écrivaines francophones de s’exprimer en faveur des accusées.

« Le témoin précédent (Lucie Nézard) signalait le danger du passage du « je » au « nous » dans l’écriture des femmes. Pour ma part, j’utilise un « Je » qui est aussi un « nous ».

Alors, je me porte à la défense des femmes qui écrivent. Car il est devenu nécessaire de changer les modèles fournis par certaines oeuvres littéraires et de dire sans équivoque « je ne suis pas celle que vous croyez ».

Je ne suis pas Maria Chapdelaine, l’héroïne éponyme du roman de Louis Hémon, scénarisé de nouveau dans un film récent. Cette figure archétypale de la femme québécoise du début du XXe siècle est une femme muette, qui n’ouvre la bouche que pour acquiescer ou non aux trois demandes en mariage qui lui sont faites. Maria n’a accès ni à la parole, ni à sa propre histoire.

Je ne suis pas Angélina Desmarais, amoureuse romantique du beau Survenant. Ce grand dieu des routes du roman de Geneviève Guèvremont qui lui préfère les amours de passage, moins menaçantes pour sa liberté.

Je ne suis pas Florentine Lacasse, la jeune fille abusée du roman de Gabriel Roy. Forcée de se contenter de bonheurs d’occasion et d’une vie qui n’est pas la sienne.

« Je suis celle qui a osé crier Me too ! « 

Mais je suis Maryse, femme qui dans le roman de Francine Noël fait des trips de langage et envoie promener tous les petits maîtres de sa génération.

Je suis la mère qui dans Les fées ont soif, la pièce de Denise Boucher n’a pas hésité à donner la main à la putain et à casser le socle soutenant la statue de la Vierge. Entreprise iconoclaste qui a nettoyé le paysage littéraire de quelques mythes encombrants.

Je suis celle qui a osé crier « Me too ! » et a engagé ainsi une véritable révolution sociale. Je suis celle qui comme Martine Delvaux a dénoncé Le boys club d’une époque encore régit par un système de privilèges masculins.

Je suis toutes celles qui osent prendre la parole ne serait-ce que pour dire « je ne suis pas morte ». Je suis une femme et j’écris. Le « je » des femmes est un « je » politique. Leurs paroles dérangent parce que précisément elles risquent de déboulonner les statues et de changer tout l’imaginaire du monde.

L’historienne-journaliste Sophie Bessis, témoin de la défense

L'historienne journaliste Sophie Bessis, témoin de la défense au procès-spectacle d'Orléans le 9 octobre 2021.
L’historienne journaliste Sophie Bessis, témoin de la défense au procès-spectacle d’Orléans le 9 octobre 2021. Photo Sophie Deschamps

Autre témoin de la défense, l’historienne, journaliste et essayiste franco-tunisienne Sophie Bessis, membre elle aussi du Parlement des écrivaines francophones :

 » Vous m’avez appelée pour la défense mais je vais être beaucoup plus terre à terre que les témoins qui m’ont précédée et vous jugerez en réalité si les femmes dont je vais parler sont dangereuses ou s’il faut réellement les défendre. Je n’en suis moi-même pas très sûre.

En fait, je vais parler de trois femmes dont j’étais d’ailleurs avec mes deux compagnes responsables à différents échelons d’une prestigieuse organisation de défense des droits humains. Deux d’entre elles avaient particulièrement la charge de s’occuper de groupements de défense des droits des femmes. Et nous avons mis en oeuvre un beau projet : l’étude et l’écriture d’un livre sur les violations des droits des femmes et les régressions du droit dans les pays ou des régions où les tenants de l’islam politique étaient arrivés au pouvoir. Par des moyens pacifiques ou par la guerre car les deux ont eu lieu au cours des dernières décennies.

« Il fallait nous neutraliser »

Alors, pendant trois ans nous avons choisi onze pays et nous avons recueilli des témoignages et des données. Et nous avons écrit un livre de 200 pages sur ces violations. Ce livre devait être publié et diffusé par l’organisation dont je vous parlais. Mais là, il y a un affolement général d’un certain nombre de ses responsables. Car l’organisation se mettait alors dans une situation difficile. Parmi ces onze pays dont je vous parlais, certains étaient tout à fait respectables. D’autres avaient des relations avec des pays encore plus respectables qu’eux. Et nous, nous faisions l’inventaire des droits qu’ils violaient.

Nous étions donc dangereuses. Nous étions sulfureuses. Il fallait nous neutraliser incontestablement. Nous neutraliser nous-mêmes, n’exagérons rien, non. En fait, il fallait neutraliser notre livre car notre rapport risquait de gêner.

Et c’est là maintenant précisément que j’hésite entre la défense et l’attaque, vous me comprendrez. Car je voudrais défendre aussi mes compagnes mais heureusement, le Président d’alors, soucieux de l’ordre du monde, affolé par notre témérité trouva la parade. Je précise que parmi ces trois femmes, nous étions trois maghrébines, dont deux musulmanes. Cette précision est importante parce que le Président d’alors de cette organisation très prestigieuse trouva la parade : nous étions islamophobes ! Et nous étions non seulement islamophobes mais nous étions aussi essentialistes ! Et nous ne tenions pas compte du contexte.

« La prudence d’abord, les femmes ensuite »

Je vous avoue que nous n’avons jamais compris de quel contexte il s’agissait. Et donc, la sentence est tombée : il était interdit de publier ce rapport et de le diffuser. La prudence d’abord, les femmes ensuite. La suite de l’histoire, un rapport, un livre unique sur les violations des droits des femmes commis par les défenseurs de l’obscurantisme des textes religieux. Ce rapport dort depuis dans un tiroir.

La leçon de cette histoire, c’est que même dans les organisations les plus prestigieuses, les droits des femmes ne sont pas une priorité. Amen.« 

Lire aussi : « Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ? » 6/7